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mercredi 15 mai 2019

Aux racines économiques de l’antisémitisme

Dans sa chronique au « Monde », l’économiste Paul Seabright évoque une étude montrant que, à partir du XVIe siècle, la montée de l’antisémitisme en Allemagne est surtout le fait des villes calvinistes où les financiers protestants entrent en concurrence avec les prêteurs juifs.
Chronique. La remontée de l’antisémitisme dans le monde ces dernières années est souvent habillée dans des discours prétextant des motivations idéologiques. Depuis des siècles, des antisémites s’appuient sur des fictions plus ou moins grossières pour tenter de justifier leur haine. Il serait pourtant trompeur de penser que l’antisémitisme fleurit uniquement dans un contexte de propagande, ou que ses racines sont uniquement culturelles. Parfois ces fictions se répandent précisément parce que ceux qui les entendent ont des motivations plus cyniquement économiques pour y croire, ou pour faire semblant d’y croire.
Un article fascinant paru ce mois-ci dans une prestigieuse revue américaine analyse six siècles d’antisémitisme pour montrer que, malgré son habillage idéologique, l’antisémitisme a également des racines économiques (« Religion, Division of Labor, and Conflict : Anti-Semitism in Germany over 600 Years », Sascha O. Becker et Luigi Pascali, American Economic Review 109/5, 2019).
Aux XIVe et XVesiècles, l’interdiction du prêt à intérêt par l’Eglise catholique rendait les activités économiques des juifs et des chrétiens complémentaires
L’idée de base est très simple. Aux XIVe et XVe siècles, l’interdiction du prêt à intérêt par l’Eglise catholique rendait les activités économiques des juifs et des chrétiens plutôt complémentaires ; les uns avaient besoin des autres et vice versa. D’autant plus que le niveau d’éducation moyen des catholiques était bien inférieur à celui des juifs car le catholicisme offrait peu d’incitations au peuple à poursuivre l’éducation.
La Réforme, au début du XVIe siècle, non seulement permettait aux protestants de s’impliquer dans les prêts à intérêt, mais offrait des incitations plus importantes à l’éducation : un protestant lettré pouvait lire la Bible dans sa propre langue sans devoir apprendre le latin. Résultat : les activités économiques des protestants et des juifs n’étaient plus complémentaires mais devinrent substituables, donc concurrentes. Et entre concurrents, les coups les plus bas devinrent envisageables.
Les auteurs de cet article montrent comment, après la Réforme, les manifestations antisémites se sont multipliées dans les régions protestantes d’Allemagne par rapport aux régions catholiques. Il s’agit autant d’actes (pogroms, massacres et expulsions de communautés juives) que d’écrits (publications de livres aux titres antisémites).
En soi ces observations seraient compatibles avec une explication purement culturelle de la montée de l’antisémitisme : à cause de serments et de prêches des pasteurs protestants, par exemple (vers la fin de sa vie, Martin Luther s’était livré à de violentes attaques antisémites).

Résurgence de l’antisémitisme après la Réforme

Mais les auteurs vont plus loin. Ils démontrent que la résurgence de l’antisémitisme après la Réforme dans les régions protestantes a été plus forte dans les villes où le commerce fut une activité plus importante au XVe siècle, et encore plus dans les villes où les juifs étaient davantage impliqués dans le prêt à intérêt. C’est cette activité économique préalable, et non pas un quelconque attachement à la théologie du protestantisme, qui explique la montée en puissance des actes et des écrits antisémites.

Si la théologie plutôt que la compétition économique était en cause, les villes gouvernées par les disciples de Luther auraient été plus antisémites que les villes gouvernées par les disciples de Calvin, car Luther était plus antisémite que Calvin, et ce dernier était plus tolérant au principe de l’activité du prêt à intérêt. Or c’est précisément dans les villes gouvernées par les disciples de Calvin, où les entrepreneurs protestants se sont mis à exercer des activités financières jusque-là occupées par les juifs, que l’antisémitisme a augmenté le plus.
Les leçons pour nos jours sont évidentes. Si les discours antisémites, comme beaucoup de discours racistes, s’habillent souvent d’un langage idéologique qui évoque des principes grandioses de protection des religions, des cultures ou des identités nationales, ils font en réalité souvent appel à des instincts de jalousie très bassement économiques.


Paul Seabright (Institut d'études avancées de Toulouse)