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vendredi 30 novembre 2018

Antisémitisme: 21 % des 18-34 ans n'ont jamais entendu parler de la Shoah



#1 21 % des 18-34 ans n'ont jamais entendu parler de la Shoah
"Les stéréotypes antisémites sont encore bien vivants", rapporte CNN. Dans le cadre d'une étude sur l'antisémitisme, mille Européens ont été interrogés dans sept pays différents par le média américain : le Royaume-Uni, l'Allemagne, la Suède, la Pologne, la Hongrie, l'Autriche et la France. Résultat ? Un quart des jeunes Français - entre 18 et 34 ans - ne connait pas la Shoah (21%) et 8 % d'entre eux semblent même ne jamais en avoir entendu parler. En Autriche par exemple, pays d'origine d'Adolf Hitler, 12 % des 18-34 ans sont dans le même cas.
Pour rappel, la Shoah, est employé pour désigner le génocide d'environ six millions de Juifs européens - 5 700 000 d'après l'estimation du tribunal de Nuremberg, soit les deux tiers des Juifs d'Europe, hommes, femmes et enfants - durant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), difficile donc d'ignorer des faits aussi dramatiques.  

#2 25% des Européens estiment que les Juifs ont trop d'influence dans les affaires et les marchés financiers
L'enquête menée par CNN révèle également que 25% des Européens pensent que les Juifs ont trop d'influence dans le monde - en particulier dans le secteur des affaires et de la finance - et qu'ils ont leur part de responsabilité dans les guerres et les conflits mondiaux. Un Français sur cinq considère aussi que les Juifs sont surreprésentés dans les médias et la politique. 
Qu'on se le dise, non, les Juifs ne sont pas tous riches et il est grand temps de mettre fin à ce stéréotype datant du Moyen Âge. Pour lutter contre ce préjugé, Sasha Andreas a réalisé un documentaire intitulé "Jews got money" où il enquête sur la pauvreté dans la communauté juive à New York : un Juif sur cinq vit sous le seuil de pauvreté.

#3 Près de 15% des Européens estiment que les Juifs représentent 20% de la population mondiale
Plus aberrant encore, un Européen sur sept pense que les Juifs représentent 20% de la population mondiale. En réalité, ils représentent aujourd'hui moins d'1% de la population mondiale contre 24 % pour les Musulmans et 32 % pour les Chrétiens. 

Enfin, seuls 44% des Européens considèrent que l'antisémitisme est un problème. 

https://www.glamourparis.com/societe/news/articles/antisemitisme-21-des-18-34-ans-nont-jamais-entendu-parler-de-la-shoah/70881

jeudi 22 novembre 2018

"environ 20 % des Juifs de Paris étaient pauvres en 1840, alors que le ratio était de 13,4 % dans la population générale"


  • La philanthropie des Rothschild et la communauté juive de Paris au XIXe siècle
  • Klaus Weber
Mettre l’accent sur les Rothschild revient à examiner la façon dont les Juifs parisiens ont géré la question de l’inégalité sociale. La prééminence de cette famille dans la banque comme dans le domaine de la philanthropie en fait un objet d’étude idéal pour toutes les cités – Francfort, Londres, Paris et Vienne – dans lesquelles ses diverses branches avaient installé des institutions bancaires [1][1]Michael Graetz, Les Juifs en France au XIXe siècle, de la…. Nous étudierons ici leurs activités philanthropiques à Paris en référence à leur appartenance à une minorité religieuse et dans le contexte du développement socio-économique et institutionnel général de la communauté juive. Cette analyse fera également un distinguo entre les actions de bienfaisance bénéficiant aux seuls Juifs et celles bénéficiant à la société dans son ensemble. Tous ces facteurs, et la position qu’un État de plus en plus laïc accordait aux groupes religieux, sont autant d’éléments permettant de comprendre le modèle de philanthropie incarné par les Rothschild dans la capitale française et dans d’autres villes. Nous nous essaierons enfin dans la conclusion à une brève comparaison avec la branche londonienne.
2Alors que les Rothschild représentent l’archétype d’une très grande réussite familiale au sein de la grande bourgeoisie juive, l’histoire de la communauté juive française reflète bien davantage, quant à elle, les conflits sociaux et culturels qui façonnent le XIXe siècle français et européen : l’émergence d’un État-nation moderne, l’évolution rapide du concept de citoyenneté, les efforts de l’État pour absorber et assimiler plusieurs minorités (ethniques, linguistiques, religieuses, etc.) dans une société homogène, ce qui entraîne des conflits avec l’Église. La Révolution française fut le principal élément déclencheur de ces changements. Le Risorgimento en Italie et le conflit entre l’État prussien et l’Église catholique en Allemagne, qui culmina avec le Kulturkampf des années 1870 et 1880, participèrent de ce processus conflictuel [2][2]Pour une introduction sur ce sujet, voir Manuel Borutta,…. En France, les républicains laïcs affrontèrent les catholiques cléricaux. Tout cela ne laissa pas la minorité juive indemne, et eut des répercussions également sur la philanthropie. Afin de situer celle-ci dans un contexte plus large, cet article fait occasionnellement référence à des phénomènes similaires en dehors de la France, et hors de la sphère juive.
3Les restrictions de résidence dont sont victimes les Juifs au début de l’époque moderne sont la raison essentielle pour laquelle ils ne constituent qu’une infime minorité dans les capitales européennes jusque tard dans le XIXe siècle. Les quatre cinquième des Juifs de France vivaient alors en Alsace et en Lorraine où il leur était interdit d’habiter dans les villes. Aussi étaient-ils dispersés dans des centaines de villages, dont seuls quelques-uns avaient une population juive dépassant les 500 âmes [3][3]Phyllis Cohen Albert, The Modernization of French Jewry :…. Cependant, la Révolution française apporta l’émancipation et la citoyenneté aux Juifs de France en 1791, avant tous les autres pays. Ce fut le point de départ d’un exode rural vers des centres urbains plus ou moins grands, notamment Strasbourg, Colmar, Nancy, Metz et Paris. L’émancipation précoce des Juifs de France laisse penser que l’ascension sociale significative qui accompagne ce processus dans toute l’Europe débute plus tôt en France. Avant la Révolution, les Juifs occupaient généralement les niveaux les plus bas du commerce et des affaires, gagnant péniblement leur vie comme vendeurs de haillons, colporteurs, vendeurs de produits de seconde main, prêteurs sur gage, et agents de change. Leur ascension sociale devint particulièrement visible lorsque s’accrut le nombre des Juifs parmi les commerçants respectables, et même parmi les grossistes et vendeurs de chevaux, particulièrement importants à Metz. À cette même période, le colportage était en rapide déclin. Parmi les Juifs de Lyon, par exemple, la proportion des colporteurs était de 75 % en 1810, de 50 % en 1830, et seulement de 13 % en 1860 [4][4]Ibid., pp. 26-27.. Néanmoins, la minorité juive était traversée par un profond fossé entre ses riches et ses pauvres. C’était le cas de toutes les sociétés européennes au XIXe siècle, mais le phénomène était sans doute encore plus prononcé chez les Juifs, dont l’élite sociale connaissait une réussite phénoménale tandis que les pauvres souffraient encore des conséquences des discriminations. En même temps, la catégorie des Juifs pauvres se renouvelait sans cesse avec les migrants de l’Est de la France, et plus tard de l’Europe de l’Est, où la misère et les persécutions étaient encore plus accusées.

Les Rothschild français

4C’est l’activité bancaire qui a permis à une partie significative de l’élite juive de monter dans l’échelle sociale. De même que dans d’autres capitales européennes, la guerre, de la Révolution française à la défaite de Napoléon, et le coût de la reconstruction ont accru les besoins de l’État en capitaux. Les banquiers juifs et non-juifs de Paris et de l’étranger ont bâti la plus grande partie de leur fortune en consentant des prêts aux États. Ces circonstances leur donnèrent au début du XIXe siècle une opportunité unique de se faire une place au soleil dans la bourgeoisie parisienne qui était en train de se créer ; ceux qui arrivèrent plus tard trouvèrent une société plus fermée, et il leur fut bien plus difficile de percer. Des carrières stupéfiantes sont alors réalisées dans les domaines de la banque, mais aussi de la bijouterie et de la confection. Salomon Halphen, que l’on dit arrivé de Metz avec quinze francs en poche, fait partie de ces Juifs parisiens aux origines modestes qui ont brillamment réussi. Il mourut millionnaire en 1840. Berr Léon Fould, né à Paris, débuta tout jeune comme cireur de chaussures avant de devenir le protégé d’un banquier juif ayant pignon sur rue, Alfred Cerfberr. Sa fortune imposable en 1850 était de 300 000 francs, celle de son fils Louis de 150 000. Jeune homme pauvre d’origine lorraine, Myrtil Mass parvint à intégrer l’École normale supérieure et à devenir directeur de la compagnie d’assurance L’Union et vice-président du Consistoire central [5][5]Christine Piette, Les Juifs de Paris (1808-1840) : La marche….
5James Mayer Rothschild (1792-1868), le plus jeune des cinq fils du fondateur francfortois de la dynastie, doit être considéré comme l’un des membres de cette génération de « parvenus ». Arrivé à Paris en 1812, il pu transférer son établissement, Rothschild Frères, à une adresse prestigieuse dès 1818. En 1816, il obtint le titre de baron grâce à l’anoblissement de son frère Salomon à Vienne. Dès 1823, James fut chargé d’émettre un emprunt de 462 millions de francs, le plus important réalisé en France entre 1815 et 1848. Il « réussit à exercer un quasi monopole sur les finances du gouvernement français [6][6]Niall Ferguson, The World’s Banker. A History of the House of…. » Dans la décennie suivante, il diversifia ses activités, et les étendit aux chemins de fer, devenant ainsi l’un des plus grands entrepreneurs français dans ce secteur innovant et prometteur de l’industrie européenne. C’est ainsi que De Rothschild Frères possédait la majorité des parts dans l’une des premières lignes de chemins de fer du pays, reliant le centre de Paris à l’élégante banlieue de Saint-Germain-en-Laye. Les maisons Rothschild de Londres et Paris furent les actionnaires majoritaires de la première ligne à longue distance établie en 1845, les Chemins de Fer du Nord. James a aussi acquis des parts dans des compagnies ferroviaires reliant Paris au Sud et à l’Ouest du pays, dont les Chemins de Fer du Midi [7][7]François Caron, « L’Évolution du régime français des Chemins de….
6Les activités minières des membres de la génération suivante eurent une visibilité moindre que les entreprises ferroviaires de leurs aînés. Et pourtant leur passage à la production d’or, d’argent, de plomb, de cuivre et d’autres métaux revêtit une importance comparable à leur engagement dans la construction ferroviaire. Les principaux acteurs de ce développement furent le fils de James, Alphonse, à Paris et le neveu d’Alphonse, lord Nathaniel Rothschild, le dirigeant de la branche bancaire londonienne depuis la fin des années 1860. Les deux maisons coopérèrent dans nombre d’opérations dans ce domaine, comme leur participation, en 1873, à la création de la société Rio Tinto pour l’exploitation du cuivre andalou [8][8]Charles E. Harvey, The Rio Tinto Company. An Economic History…. Depuis 1881, la branche française détenait 40 % de la Compagnie minière et métallurgique de Peñarroya, qui produirait bientôt une bonne partie du plomb argentifère espagnol traité dans les raffineries qu’Alphonse de Rothschild (1827-1905) et ses frères, Gustave (1829-1911) et Edmond (1845-1934), avaient établies au Havre. À cela, les trois frères ajoutèrent d’importantes participations dans des mines de nickel et de cuivre dans des régions aussi éloignées que la Nouvelle Calédonie et le Mexique [9][9]Michael A. Meyer, Michael Brenner, German-Jewish History in….
7James de Rothschild, comme d’autres membres de sa famille, était connu pour ses convictions monarchistes. Cette posture a souvent été interprétée comme une marque d’opportunisme destinée à remporter des placements d’emprunts d’État. D’un côté, la solidarité avec ses coreligionnaires juifs aurait exigé qu’il s’identifiât avec les idées républicaines radicales qui, en France au moins, avaient mis fin à la discrimination à l’égard des minorités cultuelles, même après la restauration des Bourbons. D’un autre côté, les révolutions de 1830 et de 1848 ont suscité une onde de choc plus sombre, en mêlant les prémisses d’un nationalisme agressif, déjà enclin à exclure les minorités ethniques, linguistiques et religieuses du projet de l’État-nation moderne aux exigences démocratiques. Ce discours, qui visait principalement les Juifs, était particulièrement vigoureux en Allemagne et en Alsace germanophone. Les émeutes anti-juives dites Hep-Hep de 1819 en Allemagne annonçaient les évènements à venir. En Alsace, des ecclésiastiques catholiques ont encouragé les émeutes anti-juives du début des années 1830 et en 1848 [10][10]Michael A. Meyer, Michael Brenner, ibid., pp. 36-38. Robert S.…. Le scepticisme de James de Rothschild à l’égard de l’agitation démocratique radicale est par conséquent assez compréhensible. Certains de ses cousins britanniques cependant ont adopté des attitudes plus démocratiques. Nathan Rothschild refusa tout titre de noblesse, et certains de ses descendants furent très proches du Parti libéral [11][11]Niall Ferguson, op. cit., pp. 236-245, 258, 526-527. Zosa…. Nous montrerons plus loin qu’au conservatisme des Rothschild français répondit leur paternalisme en matière philanthropique. Pendant les années 1830 et 1840, des Juifs de tendance libérale tels que Ludwig Philippson, le précurseur du mouvement réformiste juif en Allemagne, et l’Alsacien Alexandre Weill critiquèrent sévèrement les Rothschild pour leur soutien aux régimes de la Restauration. Dans le même temps, la perception des magnats juifs par le public oscillait entre deux stéréotypes les présentant soit comme des capitalistes avides soit comme des généreux bienfaiteurs [12][12]Robert Liberles, Religious Conflict in Social Context. The….
8La visibilité des Juifs dans le monde de la finance d’un côté, et, de l’autre, la pauvreté et l’origine étrangère de leurs frères malchanceux constituait une autre polarité au sein de la minorité juive comme dans sa perception par la société non-juive. Les Juifs aisés, partout en Europe, craignaient que les immigrants ashkénazes, hautement reconnaissables par leur langue, leurs hardes, leurs barbes et leurs chapeaux, ne suscitassent de l’antijudaïsme parmi les non-Juifs, et mettent ainsi en péril la situation respectable qu’ils étaient parvenus à acquérir après plusieurs décennies [13][13]Derek J. Penslar, Shylock’s Children : Economics and Jewish…. La métamorphose culturelle que les Rothschild ont eux-mêmes vécue au XIXe siècle mérite d’être mentionnée : si James de Rothschild, qui a grandi dans le ghetto de Francfort, correspondait encore en yiddish avec son frère, son fils Edmond se plaignait du « jargon primitif » parlé par les immigrants d’Alsace-Lorraine et d’Europe de l’Est. Pour lui et ses semblables, cet usage témoignait d’un manque de culture et de civilisation [14][14]Archives du Consistoire Israélite, Paris (désormais ACIP), B….

Le développement de la communauté juive dans la France du XIXesiècle

9Les nouvelles structures octroyées en ce siècle au judaïsme français doivent être appréciées dans leur contexte : l’affaiblissement de l’Église catholique, sa subordination à l’État par le Concordat de 1801, et le processus séculaire qui aboutit à la séparation des Églises et de l’État en 1905. La question de l’éducation scolaire est au cœur de cette lutte. Ce processus eut des conséquences sur les Juifs français. En décrétant l’organisation consistoriale, Napoléon soumit la minorité juive à des instruments de contrôle similaires à ceux déjà mis en place pour les Églises catholique et réformée de France.
10Conçu en 1806, le Consistoire central fut formellement établi à Paris en 1808-1809. Il était responsable directement auprès du ministère des Cultes, et, à son tour, contrôlait sept consistoires régionaux, à Paris et dans des villes de province telles que Metz, Strasbourg et Bordeaux. Conforme pour l’essentiel à la structure administrative déjà existante dans l’Église protestante, mais étranger à la tradition juive, le Consistoire devint « l’institution juive française la plus large et la plus importante » du siècle. Ses protagonistes prônaient une réforme modérée, un pouvoir rabbinique faible, une influence forte des laïcs, une centralisation accrue, et une éducation plus moderne de la jeunesse. Le Consistoire central était initialement dirigé par trois rabbins et deux laïcs, et les sept consistoires locaux/régionaux par trois laïcs et un ou deux rabbins chacun. Ces personnes étaient élues par un collège de 25 notables, choisis par le gouvernement parmi les personnes payant le plus d’impôts. Ces notables ainsi que les élus étaient exclusivement composés de financiers, de propriétaires fonciers, d’industriels et autres personnes aisées. Une ordonnance de 1823 porta le nombre de laïcs à sept, tandis que celui des rabbins resta à deux. Elle spécifia aussi que pères et fils ou gendres, frères ou beaux-frères n’avaient pas le droit d’être élus en même temps [15][15]Phyllis Cohen Albert, op. cit., p. 352.. Le nombre des notables, ou des électeurs, augmenta au cours du siècle. À Paris, 223 votants étaient enregistrés en 1845, et 2 295 en 1850-1853, dont près de 10 % de professions libérales. Mais l’année 1853 marqua un contretemps dans le processus de démocratisation, lorsque la majorité de l’électorat des grands rabbins fut privée du droit de vote ; ainsi le système redevint-il élitiste. L’électorat du consistoire de Paris comptait à peine plus de 3 300 membres en 1907 [16][16]Paula Hyman, From Dreyfus to Vichy: The Remaking of French….
11Le système centralisé mit aussi un terme à l’autonomie des communautés locales, alors que cette dernière perdura durant tout le siècle dans les pays qui n’étaient pas encore soumis à un État-nation fortement centralisé, tels que l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Par une décision collective, de nombreux Juifs français furent privées du droit de vote, et d’anciennes structures communautaires perdirent leur statut légal, telles que les sociétés d’aide mutuelle, les sociétés funéraires et les minyanim (petits groupes de prière) [17][17]Phyllis Cohen Albert, op. cit., pp. 45, 112-113, 116.. Des Juifs d’orientation plutôt traditionnelle appartenant aux classes moyennes et inférieures, dont un nombre non négligeable de nouvelles professions libérales, insistèrent sur les principes démocratiques, le respect dû au pouvoir traditionnel des rabbins, ainsi que sur la priorité à donner à l’éducation religieuse sur l’éducation laïque. Abraham Créhange, un négociant devenu journaliste et éditeur, fut une figure typique de ce groupe. À la fin des années 1830, il organisa la lutte des membres pauvres et les plus orthodoxes des mutuelles juives contre la pression croissante du consistoire de Paris. L’avocat Adolphe Crémieux en fut un autre exemple. Toujours dans les années 1830, il défendit des prérogatives larges pour le rabbinat en matière d’éducation religieuse et de rites, et critiqua le dédain manifesté à l’égard des lois religieuses pour mieux se faire accepter par la France laïque moderne [18][18]Ibid., pp. 51-53, 64-77.. La carrière de tels hommes à principes parmi les libéraux montre que les notables n’étaient pas tout-puissants.
12Né à l’étranger, James de Rothschild ne pouvait être élu au consistoire. En revanche, ses fils étaient parfaitement à même d’accéder à la notabilité consistoriale. Gustave de Rothschild fut élu au consistoire de Paris en 1852 ou 1853. Il en fut le président de 1858 à 1910, avant que lui succédât son plus jeune frère Edmond, qui resta en poste jusqu’à sa mort en novembre 1934. Alphonse fut élu au Consistoire central en 1852. En 1902, il reçut une médaille célébrant ses 50 années d’adhésion [19][19]Michaël Graetz, op. cit., p. 139. Phyllis Cohen Albert, op.…. Au vu des restrictions de 1823 concernant le cumul de postes au sein d’une même famille, cela représentait le maximum de pouvoirs qu’une famille pût monopoliser dans ce système. Un exemple illustre bien comment ils l’utilisèrent afin d’accroître la suprématie du consistoire parisien : le seul séminaire rabbinique important était installé à Metz, depuis 1821. Quand il eut des problèmes financiers en 1856, les Rothschild annoncèrent, par l’intermédiaire de leur conseiller Albert Cohn, qu’ils étaient prêts à verser les 60 000 francs nécessaires à la survie de l’institution, à condition qu’elle soit transférée à Paris. Le ministère des Cultes y était aussi favorable [20][20]« le vieux Judaïsme qui a son quartier général dans l’Est est….
13Tandis que les structures organisationnelles de la minorité juive étaient de plus en plus centralisées, le rôle de Paris fut encore renforcé par l’immigration et la croissance démographique. La communauté s’accrut à un rythme bien plus élevé que la moyenne nationale. Les contemporains attribuèrent cela à l’immigration étrangère, mais les recherches récentes ont démontré que celle-ci ne devint significative qu’à partir des années 1880. La fécondité joua un rôle plus important, en particulier parmi les Juifs alsaciens, et persista même lorsque ceux-ci développèrent des activités capitalistes et gravirent l’échelle sociale [21][21]Jay R. Berkovitz, The Shaping of Jewish Identity in Nineteenth…. Avant les années 1880, seule la migration interne jouait un rôle dans la démographie juive. Comme cela a déjà été mentionné, l’abolition des limitations de résidence a déclenché un exode rural important. Il en résulta une baisse de la proportion des Juifs français vivant en Alsace-Lorraine qui, de presque 80 % du total entre 1808-1809, n’en formaient guère plus de 55 % en 1861, alors que la proportion des Juifs français vivant à Paris passa dans le même temps de 6 à plus de 25 %. Les effectifs des Juifs français passa d’environ 47 000 en 1808-1809 à 100 000 en 1870, ce qui est un accroissement bien supérieur en proportion à celui du nombre total de Français, passés, eux, dans cette période de 30 à 38 millions.

Démographie des communautés juives en France en pourcentage de la population juive totale[22] (étrangers inclus)

tableau im2
14La perte du bastion démographique d’Alsace-Lorraine en 1871 fut compensée par le fait que beaucoup de Juifs de la région, attachés à la patrie française, continuèrent à migrer vers Paris. La minorité juive non seulement s’accrut quatre fois plus vite que la population française, mais elle s’urbanisa bien plus rapidement. En 1851, 45 % des Juifs vivaient dans des villes alors que ce n’était le cas que de 18 % de la population française totale. En 1871, presque 65 % des Juifs contre 20 % de la population française étaient des citadins [23][23]Phyllis Cohen Albert, op. cit., pp. 3, 19, 21.. Autour de 1808, quand Paris comptait environ 500 000 habitants, il y avait déjà plus de 2 700 Juifs parmi eux (0.49 %) [24][24]Doris Bensimon, Sergio Della Pergola, op. cit., p. 28.. Forte de 3,5 millions d’habitants en 1900, la ville abritait 50 000 à 60 000 Juifs en 1905 [25][25]Paula Hyman, op. cit., pp. 28-30., soit 1,5 % de la population totale, ce qui était peu comparé à Vienne à la fin du siècle, où la minorité juive avait énormément augmenté depuis les années 1850. En 1900, près de 150 000 Juifs viennois représentaient presque 9 % sur une population totale de 1,67 million. À Francfort d’où les Rothschild étaient originaires, et où résidait la seconde communauté juive d’Allemagne (22 000 Juifs en 1900), leur proportion oscillait autour de 10 % entre 1830 et les années 1870. En 1910, presque 4 % des 3,7 millions de Berlinois étaient juifs [26][26]Rachel Heuberger, Helga Krohn, Hinaus aus dem Ghetto … Juden in…. Si Paris a donc abrité une communauté juive relativement nombreuse au début du siècle, celle-ci déclina proportionnellement par rapport à d’autres villes du continent au tournant du XXe siècle.
15Le fait que Paris était « moins » juive que ces autres villes plus à l’Est a pu favoriser l’intégration des Juifs dans la société générale. À la campagne, les vieux préjugés étaient plus tenaces, mais en milieu urbain, les Juifs étaient enthousiastes à l’idée d’être français, et nombre de Français non-juifs les acceptèrent comme concitoyens. Les Juifs rejoignirent la Garde nationale orléaniste en 1830, et pendant les années 1830 et 1840, ils firent le service civil et militaire, atteignant des grades élevés. Des chrétiens, pour leur part, élisent des Juifs dans les conseils municipaux et dans les chambres de commerce. Pendant les années 1840, Achille Fould (le fils de Berr Léon, cité plus haut), Max Cerfberr et Adolphe Crémieux furent élus à l’Assemblée nationale. Crémieux, président de l’Alliance israélite universelle depuis 1863, fut aussi ministre de la Justice pendant la Seconde et la Troisième République. Le rabbin d’orientation réformée, également écrivain et éditeur, Ludwig Philippson visita Paris en 1854 et fut frappé par l’ampleur de l’intégration des dirigeants juifs et par le soutien publique aux institutions juives. Il mentionne les subventions municipales aux écoles juives, et la présence de colonels, de conseillers à la Cour d’appel, de professeurs du conservatoire parmi les membres du Consistoire. À cette époque, les Juifs avaient adopté la plupart des codes de conduite français, valorisant l’éducation laïque et adoptant les codes vestimentaires, les loisirs culturels (théâtre, promenades dominicales, musique, etc.), la langue, etc. Néanmoins, même s’ils vivaient de la même manière que les non-Juifs, ils se mélangeaient rarement à eux, en dehors des familles les plus fortunées [27][27]Michaël Graetz, op. cit., pp. 78-79. Phyllis Cohen Albert, op.…. Ce n’est que plus tard dans le siècle qu’un antisémitisme nouveau et plus virulent fit son apparition.
figure im3
16Les récits des réussites familiales ne doivent pas occulter le fait que même à Paris, beaucoup de Juifs étaient pauvres, ce qui rendait leur intégration plus difficile, si ce n’est impossible. Comme Phyllis Cohen Albert l’a écrit :
La structure de classe de la société juive au dix-neuvième siècle peut être assez consternante pour ceux qui aimeraient penser que la démocratie a toujours été une caractéristique de la Synagogue. En réalité, néanmoins, des études sur le judaïsme français du dix-huitième siècle révèlent des schémas similaires … Dédain mutuel des riches et des pauvres, contrôle de la communauté par une oligarchie, et querelles à propos des impôts (les pauvres se plaignant particulièrement de l’impôt sur la viande cacher) étaient des choses habituelles au dix-huitième siècle [28][28]Phyllis Cohen Albert, op. cit., pp. 35..
18Ce manque d’empathie à l’égard des démunis trouve son illustration dans les débats, qui se prolongent tard dans le XXe siècle, à propos de l’impôt sur la viande kascher et les tarifs prohibitifs des places à la synagogue. Néanmoins, il faut garder en mémoire que l’antagonisme entre les classes et l’exclusion sociale des pauvres n’était pas une caractéristique exclusivement juive. Christine Piette suggère même qu’au XIXe siècle, l’ascension sociale était chose plus courante dans cette minorité que dans la société en général [29][29]Christine Piette, op. cit., pp. 103-106. Phyllis Cohen Albert,….
19D’après le Comité de bienfaisance israélite (CBIP), environ 20 % des Juifs de Paris étaient pauvres en 1840, alors que le ratio était de 13,4 % dans la population générale. Mais il est difficile de tenir ces chiffres pour assurés. Il est très possible qu’en inscrivant ses pauvres sur sa liste d’entraide, le Comité de bienfaisance ait été plus généreux que l’assistance municipale. Un autre indicateur est plus révélateur : dans les années 1860, le CBIP réglait plus de la moitié des enterrements juifs. Une famille sur cinq seulement pouvait alors se permettre de payer une concession funéraire permanente, ainsi que l’exige la religion. C’est la preuve que, même si la majorité des foyers juifs vivaient légèrement au dessus du seuil de pauvreté, ils couraient toujours le risque de basculer dans la pauvreté. Phyllis Cohen Albert considère que 17 % des Juifs parisiens appartenaient à la bourgeoisie, ce qui voudrait dire que seul ce groupe pouvait s’offrir une concession funéraire permanente. De plus, un rapport datant de 1868 affirme que, dans l’Alsace-Lorraine rurale, la moitié seulement des 35 000 à 40 000 Juifs avaient des moyens de subsistance assurés. Paris offrait malgré tout de meilleures opportunités que le milieu rural. Mais le problème de la pauvreté juive à Paris était loin d’être résolu quand l’immigration massive d’Europe de l’Est débuta, au début des années 1880 [30][30]Phyllis Cohen Albert, op. cit., pp. 34-35..
20Comme le Consistoire, le Comité de bienfaisance israélite fut établi par Napoléon. Créé en 1809 par la fusion de sept associations charitables préexistantes de taille modeste, il prit de l’ampleur au cours du siècle. En 1909, il gérait un budget de 600 000 francs, destinés à distribuer des aides en argent et en nature, à gérer une maison de retraite, plusieurs soupes populaires ainsi que d’autres activités caritatives. Le Comité conseillait également les membres de la communauté qui souhaitaient faire une dotation, et coordonnait les activités d’œuvres caritatives existantes déjà dotées (par exemple, des pensions pour personnes âgées, l’éducation pour les femmes, ou encore des subventions pour le chauffage). Les postes de direction étaient fréquemment tenus par les notables, et plus particulièrement par les Rothschild, qui étaient également, et de loin, les contributeurs financiers les plus importants [31][31]Voir la contribution de Céline Leglaive-Perani dans ce même…. Néanmoins, la plus grosse partie du travail au CBIP était accomplie par des hommes d’un rang un peu inférieur au regard de la richesse et du prestige social. Phyllis Cohen Albert affirme qu’ils étaient animés d’un dévouement qui manquait à beaucoup de notables, ainsi que le montre un absentéisme notoire aux réunions du Consistoire et du CBIP. Parmi les acteurs dévoués de la classe moyenne supérieure, on comptait des avocats, des médecins, des professeurs d’Université et des pédagogues dont l’expertise était précieuse pour remplir les tâches de l’institution. Ils se plaignaient de l’attitude paternaliste et condescendante du consistoire de Paris. Alors que ce dernier exigeait la citoyenneté française pour entrer dans ses rangs, le CBIP était ouvert aux immigrants motivés. L’homme d’affaires originaire d’Amsterdam, Benoît Cohen, et le rabbin et érudit originaire de Bratislava, Albert Cohn, en sont de parfaits exemples. Ils demandèrent tous deux que les notables juifs s’engagent davantage [32][32]Michaël Graetz, op. cit., pp. 69-70, fait référence à ces….

Les principales œuvres caritatives de Rothschild à Paris (1840-1910)

21Mais, lorsque les individus avaient des objectifs communs et étaient prêts à coopérer, comme ce fut le cas d’Albert Cohn (1814-1877) et de James de Rothschild, les conflits disparaissaient. Ayant étudié à Vienne, Albert Cohn arriva en 1836 à Paris, où il devint le tuteur des fils du banquier, puis, en 1843, membre du CBIP, dont la modernisation et l’expansion furent mises à son actif. Entre 1843 et 1853, le budget annuel du Comité passa de 50 800 à 133 300 francs. La majorité du soutien indispensable à son action venait de James de Rothschild qui fut en effet le premier de sa lignée à créer une importante institution caritative arborant dès l’origine le nom de sa famille : l’Hôpital-Hospice-Orphelinat Fondation de Rothschild [33][33]Voir l’article de Nicolas Delalande dans ce dossier.. Celui-ci fut conçu comme une extension de l’hôpital juif communautaire, qui existait depuis 1841 mais n’était équipé que de 12 lits. Le baron James et sa femme Betty consacrèrent à l’acquisition d’un terrain de 18 000 mètres carrés rue Picpus, à la construction des bâtiments et à l’achat de la plus grande partie de l’équipement une somme totale de 321 000 francs. Ouverte en 1852, avec 52 lits pour le seul hôpital et plus encore à l’hospice pour les personnes âgées pauvres, l’institution totalement rénovée méritait bien de porter le nom de ses principaux bienfaiteurs [34][34]Léon Kahn, Le Comité de Bienfaisance, l’hôpital, l’orphelinat,…. Son département de consultation, rajouté en 1855, fut immédiatement ouvert à une clientèle non-juive. En 1908, Edmond, le fils de James, donna de nouveaux terrains afin de reconstruire l’hôpital. Les travaux furent achevés en 1912-1913. Celui-ci occupa désormais une superficie de 30 000 mètres carrés, sous la forme – ce qui était alors très moderne – de pavillons séparés dédiés à la chirurgie, la maternité, etc., le tout pour un total de 144 lits. Le nombre annuel de patients hospitalisés passa de 650 dans les années 1850 à 1 500 en 1909-1911, celui des consultations de 6 200 à 35 000 avant la Première Guerre mondiale, dont plus de 18 % étaient le fait de non-Juifs. C’était le second hôpital de la capitale par la taille, juste derrière son équivalent catholique [35][35]Archives Nationales, Fondations et Donations concernant le….
22Alors que cette institution avait été initialement prévue à l’usage exclusif des Juifs, la majorité des autres grands projets parisiens des Rothschild furent, dès l’origine, prévus pour une clientèle générale. Parmi eux, deux autres hôpitaux : la Polyclinique Henri de Rothschild, fondée et dirigée par Henri James de Rothschild, un petit-neveu de James, et l’Hôpital ophtalmologique Adolphe de Rothschild, fondé par Julie de Rothschild grâce à un legs généreux – 9,8 millions de francs – de feu son mari Adolphe (1823-1900), dirigeant de la banque Rothschild à Naples jusqu’à sa fermeture, en 1863. Henri James de Rothschild (1872-1947) était lui-même médecin tout en possédant des intérêts dans des entreprises Rothschild. Il est l’une de ces figures exceptionnelles dans lesquelles se sont fondues les caractéristiques des deux groupes précédemment évoqués : il appartenait à la fois à une famille de notables et à ce groupe d’experts exerçant des professions libérales qui, dans le meilleur des cas, devenaient les conseillers des plus grands philanthropes, mais n’avaient pas toujours les moyens de devenir eux-mêmes d’importants philanthropes. Avant que sa Polyclinique ne soit établie en 1902 rue Marcadet dans un arrondissement populaire (le XVIIIe), elle avait déjà fonctionné pendant quelques années rue Picpus, dans le XIIe arrondissement, plus pauvre encore. Le nouveau bâtiment ne comptait que quelques lits, mais les trois médecins donnaient jusqu’à 120 consultations quotidiennes. Conformément aux intérêts scientifiques d’Henri, l’institution accordait la priorité aux questions de maternité et de nutrition infantile [36][36]The Rothschild Archive (Londres) (désormais RAL) : Moscow….
23La clinique ophtalmologique Adolphe de Rothschild constituait un projet bien plus ambitieux. Après la mort de son mari, sa veuve Julie (1830-1907) dépensa 1,8 million pour l’acquisition du site rue Manin (XIXe arrondissement), l’érection et l’équipement de la clinique. Huit autres millions furent constitués en une dotation qui générait chaque année 300 000 francs et couvrait les dépenses courantes. L’institution, ouverte en 1905, comptait 50 lits, et fut classée comme l’un des hôpitaux ophtalmologiques les plus avancés au monde, une réputation qu’il conserva tout au long du XXe siècle. À ses débuts, elle était également l’une des plus grandes qui existât dans le genre. Les traitements y étaient gratuits, quelle que soit la nationalité ou la religion, et les patients venaient de toute la France et de l’étranger. Quelques 760 patients y furent reçus en 1914, et 970 en 1919.
24Adolphe et Julie tenaient à conserver à leurs propres œuvres caritatives leur caractère d’entreprises privées. Déjà dans sa correspondance de 1901 avec son secrétaire, Albert Surlanly, et son conseiller juridique, Frédéric Schneider, Julie, vielle dame entêtée de 71 ans, refusait toute transformation du futur hôpital en une société d’utilité publique, condition pourtant sine qua non pour éviter les frais de succession. Par la suite, elle décida que ses héritiers devraient le garder sous forme d’institution privée : « je leur interdis [ …] d’en faire la remise à l’Assistance publique ou à tout autre établissement publique [37][37]RAL, Moscow Papers, 58-1-641, codicille 1 janvier 1907, pp.…. » En fin de compte, elle arriva à ses fins : elle maintint l’hôpital (d’une valeur de 1,6 million) sous un statut de propriété privée, aux côtés de son élégante résidence parisienne rue de Monceau (d’une valeur de 1,4 million) et de son château surplombant le Lac Léman (d’une valeur de 1,7 million). À sa mort, en 1907, les droits de succession s’élevèrent à 150 000 francs rien que pour le bâtiment de l’hôpital [38][38]RAL, OE 373, citation d’une lettre de Julie de Rothschild à F.….
25La Belle Époque vit la création d’une autre œuvre philanthropique spectaculaire, destinée par les Rothschild aux Juifs et aux non-Juifs : la compagnie de logement social [HBM] Fondation Rothschild, créée par Alphonse, Edmond et Gustave de Rothschild en 1904. Les activités des Rothschild à Paris dans le domaine du logement ouvrier remontent au début des années 1870. Suivant la volonté de James, ses enfants créèrent alors une fondation spéciale et perpétuelle afin de payer les loyers des familles nécessiteuses de la ville. En 1874, la fondation caritative l’Œuvre des Loyers fut établie avec un capital de 1 million de francs, augmentés de 0,6 million après la mort de la veuve de James, Betty, en 1886. Au cours des décennies suivantes, l’Œuvre paya annuellement 100 000 francs, distribués par les maires des 20 arrondissements de Paris aux locataires dont le loyer annuel était inférieur à 400 francs, sans distinction d’opinion politique ou d’origine religieuse [39][39]RAL, Lafitte Papers, OC 161, correspondance avec le maire de…. En juin 1904, Alphonse, Gustave et Edmond de Rothschild informèrent le ministre du Commerce d’un projet bien plus ambitieux : la création de la Fondation Rothschild, dotée du capital prodigieux de 10 millions de francs. L’État accepta de lui accorder un statut d’utilité publique au mois de juillet suivant [40][40]RAL, Lafitte Papers, OC 161, statuts de la Fondation Rothschild….
26En une décennie, la Fondation et ses architectes érigèrent cinq importants complexes immobiliers situés dans cinq arrondissements de Paris différents, fournissant ainsi, dès 1919, 1 125 appartements. Frédéric Schneider, le directeur de De Rothschild Frères qui avait déjà conseillé Julie de Rothschild dans le passé, en fut nommé président. À Londres, où existaient depuis le milieu du XIXe siècle des compagnies de logement à but non lucratif, Nathaniel Rothschild avait créé en 1865 la Four Per Cent Industrial Dwellings Company avec un petit groupe de philanthropes juifs. À Paris, la Fondation Rothschild était véritablement pionnière en la matière, et sa solidité financière encouragea d’autres magnats juifs et non-juifs à créer des institutions similaires, essentiellement selon le modèle érigé par les Rothschild. Parmi celles-ci, on compte la Fondation Alexandre et Julie Weill (1905), la Fondation de Madame Jules Lebaudy (1905) et la Fondation Singer-Polignac (1909) [41][41]Marie-Jeanne Dumont, Le Logement social à Paris 1850-1930 : Les…. Leur succès amena même les autorités de la Ville à contracter un prêt auprès de l’État de 200 millions de francs en 1912 pour la construction de 26 000 appartements destinés aux familles aux revenus modestes. Le même Frédéric Schneider devint directeur de la puissante société de logement municipale. Néanmoins, ses efforts furent bloqués par le déclenchement de la guerre [42][42]Ibid., pp. 113-115.. Ce n’est qu’à partir de 1922 que la Ville réussit à dépasser les Rothschild, avec 1 450 appartements [43][43]Ibid., pp. 167-71. Des milliers d’appartements furent….
27Les stratégies des Rothschild ne peuvent cependant être uniquement appréciées à l’aune des seules activités qu’ils ont développé. Il convient aussi de considérer les champs d’activité dans lesquels la famille évita de s’investir. Or, il faut noter que les écoles juives de Paris furent particulièrement négligées, surtout si l’on compare avec l’engagement dans ce domaine des Rothschild et autres magnats juifs de Londres et de Francfort. En 1851, les trois écoles juives de Paris totalisaient 400 élèves. La Jews’ Free School (JFS), la plus grande école juive de Londres, accueillait, dès 1830, plus de 800 élèves. Alors que la communauté de Londres était à peu près le double de celle de Paris, les chiffres gardèrent ces proportions jusqu’à la moitié du siècle. Mais en 1900, quand la JFS affichait 4 250 élèves, ce qui en faisait la plus grande école juive d’Europe, si ce n’est dans le monde, il n’existait plus à Paris que quelques petites écoles juives qui accueillaient les enfants les moins prometteurs des familles les plus pauvres. À cette époque, la seule firme de N.M. Rothschild & Sons contribuait à la JFS pour 9 500 £ en moyenne chaque année (environ 235 000 francs), sans mentionner les généreuses donations d’autres membres de la famille. C’était l’engagement financier à but caritatif le plus important des Rothschild londoniens [44][44]Jeffrey Haus, Challenges of Equality : Judaism, State, and…. La raison de cet écart réside dans le contrôle croissant exercé par les autorités françaises sur l’éducation à partir des années 1860. Le budget national de l’enseignement primaire augmenta de 40 millions de francs en 1864 à 116 millions en 1881. Dans sa lutte contre l’influence cléricale, la Troisième République a même limité les donations aux écoles religieuses. Le contrôle étroit par l’État des activités scolaires de l’Église catholique finit par atteindre le judaïsme français [45][45]Jeffrey Haus, op. cit., p. 115.. Même les juifs les plus aisés préféraient envoyer leurs enfants dans les écoles municipales respectables et de mieux en mieux équipées. En Grande-Bretagne, où le multiculturalisme était plus développé, les communautés jouissaient de bien plus d’autonomie pour leurs écoles, tandis que les dépenses publiques dans l’éducation étaient négligeables. C’est seulement à partir de 1902, lorsque l’Education Act fut édicté, que l’État britannique commença à exercer un contrôle plus étroit sur les enseignements et les programmes dans tout le pays [46][46]Peter Lindert, Growing Public : Social Spending and Economic…. C’est là une preuve supplémentaire de l’impact important des conflits entre l’État et l’Église sur la communauté juive, et sur les comportements philanthropiques.
28Michael Graetz, qui ne fait pas mystère de son opinion très critique sur les notables juifs, reconnait que les Rothschild présentent un profil très différent : ils tinrent volontiers le rôle de dirigeants communautaires tout en assumant celui de médiateurs dans les conflits dûs aux inégalités sociales, ou, plus généralement, dans la politique communautaire. Il est tout à fait possible que leur image de bailleurs de fonds des régimes conservateurs et d’emblèmes du capitalisme le plus cupide auprès de leurs critiques juifs et non juifs, ait influencé la décision de James de Rothschild et de ses fils de s’investir plus encore dans la charité. Quelle qu’en soit la raison, « en cela, ils ont contribué à l’institutionnalisation de normes de conduite d’une élite économique, d’une bourgeoisie juive ascendante, qui a jugé bon de les imiter, ne serait-ce que pour jouir d’un statut élevé dans la société [47][47]Michael Graetz, op. cit., p. 141. ». Mentionner tous les legs, donations et dotations faits par les Rothschild jusqu’en 1914 comme leurs engagements pour améliorer la situation des Juifs de Russie et d’Italie, de Palestine et d’autres régions de l’Empire ottoman aurait dépassé le cadre de ce bref article [48][48]Ibid. pp. 118-125, 144-151.. Les hôpitaux et sociétés de logement que nous avons examinés ici sont des réalisations exceptionnelles, tant par les montants investis que par les bâtiments qu’elles ont suscité dans une ville qui était à la fois la capitale française et une capitale culturelle mondiale. La forte visibilité de la philanthropie des Rothschild était aussi un signe fort allant à l’encontre des stéréotypes répandus sur les banquiers juifs accusés de réaliser d’énormes profits sur le dos de l’économie nationale, sans rien donner à la société, non-juive dans son immense majorité [49][49]Klaus Weber, “One Hundred Years of the ‘bluff rothschildien’:…. La Fondation Rothschild pour le logement devint même un modèle pour des initiatives publiques de plus grande ampleur dans ce domaine.