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vendredi 24 janvier 2020

Comment parler de la Shoah et de l'antisémitisme à son enfant ?





Alors que l'on commémore cette semaine les 75 ans de la libération du camp d'Auschwitz, les souvenirs refluent d'un passé douloureux, lorsque des rescapés livrent leur témoignage. Ainsi, celui de Fanny Ben Ami, recueilli jeudi par l'AFP, interpelle. Cette femme de presque 90 ans, a "encore du mal à parler de ses parents", assassinés par les nazis en Pologne, son père au camp de Majdanek et sa mère dans le camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz-Birkenau. Et finalement à quoi bon... puisque pour elle, "l'antisémitisme ne sera pas éradiqué". "Je pense que les leaders du monde entier sont venus (ce jeudi à Jérusalem, ndlr) surtout pour affirmer que l'antisémitisme est une plaie, mais on repart en arrière et rien ne change", regrette-t-elle. 



Comment ne pas la croire à un moment où les actes haineux envers les Juifs augmentent en France (70% disent en avoir été victimes selon un sondage Ifop paru cette semaine), et où près d'un Français sur six (57%) méconnaît cette sombre page de l'Histoire, comme l'indique une enquête de l’institut Schoen Consulting publiée mercredi ? Un chiffre qui monte à 69 % chez les moins de 38 ans. Autre pourcentage qui fait froid dans le dos : 16 % des personnes interrogées disent ne même pas avoir entendu parler de la Shoah (25 % chez les moins de 38 ans). Cet enseignement serait-il délaissé à l'école ? Si tel est le cas, que faire en tant que parent face à ce sujet, ô combien sensible ? Nous republions ci-dessous les réflexions que nous avaient partagées l'an dernier le directeur du Mémorial de la Shoah et deux psychologues sur la manière d'aborder l'antisémitisme avec les enfants.



Pour le psychologue clinicien Patrick-Ange Raoult, auteur de Violence et Mal-être - Discriminations et radicalisations (Editions Dunod), les parents ne doivent pas se substituer à l'école, bien au contraire. "Il faut que ce soit une action conjointe et cohérente. Les parents comme porteurs des valeurs socio-familiales - ils sont là pour transmettre des repères importants -, et l'école comme porteuse des valeurs sociales, nous dit-il. Le problème, c'est quand il y a un décalage trop grand entre le discours familial et celui du milieu scolaire; à ce moment-là, l'enfant est confronté à un conflit de loyauté, et en général, il donnera plutôt raison à sa famille". 
"Prenez par exemple l'histoire de la Shoah : il est important que les parents puissent en parler, mais certains ne vont pas avoir les mêmes positions que l'école. Seule une documentation et des repères historiques permettront à l'enfant de se forger sa propre opinion", poursuit le psychologue. "Cela fait partie des difficultés rencontrées par les enseignants sur un certain nombre de sujets. Il faut faire attention à ce que l'éducation ne soit pas perçue comme de la propagande aux yeux de certains élèves", renchérit Jacques Fredj, le directeur du Mémorial de la Shoah. 
Les deux spécialistes s'accordent donc à dire que la question de l'antisémitisme doit être traitée de façon plus large et inclure l'ensemble des discriminations. Car finalement, lutter contre l'antisémitisme, c'est d'abord combattre les préjugés. "Des stéréotypes, on en a tous dans la tête, le cheminement de notre pensée nous amène à en produire. Ce qui fait la différence, c'est qu'à un moment la raison va nous permettre de les filtrer et de dire : 'Non ça, ça relève du racisme ou de l'antisémitisme'. Mais la difficulté chez les enfants, c'est qu'ils reprennent ce qu'ils entendent autour d'eux sans avoir encore une pensée organisée qui leur permet d'avoir cette fameuse grille de lecture", décrypte Jacques Fredj.
"Les enfants ne naissent pas racistes ou antisémites mais les stéréotypes de ce genre commencent à se propager dès l'école primaire, souligne-t-il. C'est pour ça que la famille a un rôle à jouer. C'est un sujet qu'il faut porter de manière permanente, dès le plus jeune âge. Ce sont les parents qui amènent les enfants au musée, qui leur font découvrir des films, qui leur conseillent des livres... Aujourd'hui, on somme le gouvernement d'agir, à raison, mais il y a aussi des initiatives qui relèvent de chacun d'entre nous. On ne changera pas la société uniquement avec des textes de lois et des plans d'éducation !"


Entre 3 et 8 ans : leur inculquer la différence



Alors, comment aborder la question du racisme ou de l'antisémitisme face à des petites bouilles d'à peine trois ans ? L'école peut remonter le fil historique, mais la famille, à quoi peut-elle se rattacher ? " En fait, c'est la notion de différence qu'il faut mettre en avant, et cela peut se faire dès le plus jeune âge", répond Patrick-Ange Raoult. D'autant qu'il y a une spontanéité plus grande chez l'enfant dans l'acceptation de l'autre".
Pour l'illustrer, le psychopédagogue Alain Sotto nous donne un exemple criant de vérité : "Prenez un petit garçon de 5 ou 6 ans et mettez-le face à un enfant handicapé, noir, de sexe féminin..., puis demandez lui : 'Qu'est ce qu'il a de différent par rapport à toi ?' Et bien que croyez-vous qu'il va répondre ? S'il est à la cantine, il va dire : 'celui là aime les spaghettis et pas moi'. En fait, il ne va pas s'attacher au physique, il ne le voit pas, ce n'est pas un signe distinctif pour lui. C'est la société qui va lui inculquer la différence".
On peut donc prendre les devants en n'hésitant pas à questionner son enfant : ça veut dire quoi être différent ? Qu'est-ce que ça crée comme sentiment ? Est-ce que ça fait peur ? "Il y a des moyens pédagogiques de tourner autour du sujet et d'engager une réflexion, ajoute Jacques Fredj. C'est aussi en découvrant la culture de l'autre, la culture du copain qui n'est pas comme soi, aller dans une mosquée, une église, une synagogue. Plus on connaît l'autre et moins il y a de tabous et donc de fantasmes. Et ça, c'est à la portée de tous les parents". 

Entre 8 et 13 ans : donner toutes les clés de compréhension




Dès le CM1/CM2, les enfants sont aptes à parler de l'antisémitisme. Pour Alain Sotto, "il faut leur donner un maximum de clefs de compréhension. Le problème, c'est que je ne pense pas qu'ils mettent ce sujet au dessus de la pile !". Au Mémorial de la Shoah, on a bien compris cet enjeu. Ainsi, de nombreux outils pédagogiques sont mis à disposition des parents, à l'image du Grenier de Sarah, un site d'introduction à l'histoire de la Shoah, conçu pour les 8-12 ans. Ce site leur donne à voir et à entendre des contes et des expressions qui montrent la diversité des cultures juives. Il propose également neuf parcours qui témoignent de la vie quotidienne des Juifs pendant la guerre, à partir de documents d’archives.
"L'histoire de la Shoah ne doit pas être enseignée trop tôt, car si on traite mal cette période et qu'on traumatise les enfants, on ferme une porte de manière définitive. Il nous a donc paru plus judicieux de se consacrer à l'histoire des Juifs, explique Jacques Fredj. De montrer par exemple que l'identité juive n'est pas que religieuse. Car finalement, ce qui pose problème en terme d'éducation, ce n'est pas tellement la Shoah, c'est la méconnaissance que les gens peuvent avoir des Juifs et du Judaïsme. On le voit au Mémorial, il y a des enfants qui demandent pendant la visite : 'C'est quoi un Juif ?' Mais ce n'est pas grave, l'important c'est qu'ils formulent toutes les questions qu'ils se posent, ce qui nous permet ensuite de répondre à leurs stéréotypes". 
Ainsi, poursuit le directeur du Mémorial, "on ne peut pas comprendre le fameux cliché qui dit que tous les Juifs sont des banquiers, si on ne sait pas que les Juifs pendant des siècles ont été interdits d'exercer un certain nombre de professions et que celui d'usurier (personne qui prête de l'argent avec un taux d'intérêt supérieur au taux légal, ndlr) était l'un des seuls autorisé". A ce sujet, un réalisateur indépendant, Sasha Andreas, avait réalisé en 2012, Jews Got Money, un documentaire déconstruisant un préjugé ayant la vie dure, selon lequel tous les juifs auraient de l'argent et auraient réussi dans la société. 

Entre 13 et 18 ans : attention danger !



En vieillissant, cette question des stéréotypes est de plus en plus facile à assimiler, mais du côté des ados se pose un autre problème : l'école, tout comme la famille, ne sont plus les seuls lieux de diffusion du savoir. "Il faut en effet accepter l'idée qu'aujourd'hui, les enfants ont d'autres sources d'information pour se forger une opinion. Les parents doivent se préoccuper de ça s'il ne veulent pas que leurs enfants partent vers des chemins compliqués", prévient Jacques Fredj.  
Le psychopédagogue Alain Sotto se montre encore plus inquiet : "La pire des choses, et là je suis catégorique, c'est le négationnisme, du style 'on n'a pas atterri sur la Lune, les camps de concentration n'ont jamais existé...' J'interrogeais ainsi un jeune en consultation pour savoir pourquoi il n'aimait pas les cours d'histoire et il m'a répondu : 'tout ce qui s'est passé avant ma naissance ne m'intéresse pas !'. Cela ne voulait rien dire pour lui, et évidemment il avait les pires notes dans cette matière. Du coup, je dis : attention danger. Par ailleurs, comme les jeunes ne lisent plus, ils vont sur YouTube, là où pullulent tous les films complotistes. En tant que parent, il est plus que jamais nécessaire de savoir quel est le niveau de croyances et d'information de son enfant". 
"Dans toutes les théories complotistes, l'antisémitisme est central, renchérit Jacques Fredj. C'est vieux comme le monde mais c'est encore plus vrai aujourd'hui. Cela fait partie du café du commerce et ce n'est pas l'apanage des adultes. Il y a aussi cette vision particulière des jeunes qui vivent dans certaines banlieues compliquées, où il y a un antisémitisme et un antisionisme importé des pays du Maghreb. Tout ça s'accumule et finalement, le préjugé antisémite est un sujet partagé par toutes les couches de la société française".
Une chose est sûre, nos trois spécialistes se rejoignent pour dire que l'éducation joue un rôle fondamental face à ces questions de racisme et d'antisémitisme et qu'il n'y a pas de fatalité. "On ne doit pas penser qu'il n'y a plus rien à faire. Il est vrai qu'avec un adulte qui a passé un certain âge et dont les idées sont très enracinées, il est très compliqué de faire bouger les positions. Mais pour un jeune qui a tout à découvrir de la vie, c'est facile", assure Jacques Fredj. "La famille joue un rôle de prévention essentielle, notamment avant la période où les adolescents deviennent rebelles, et qu'ils veulent prendre le contre-pied de leurs parents et de l'école, mais avant on a un boulevard", conclut-il. Par ailleurs, sachez que du 21 au 28 mars, se déroulera la Semaine d'éducation et d'actions contre le racisme et l'antisémitisme. Son objectif est de sensibiliser les élèves des écoles, collèges et lycées, à la prévention de toutes les formes de discriminations.