Après un été secoué par de violents débordements lors des manifestations propalestiniennes, la communauté, qui s’apprête à fêter Yom Kippour, évoque un malaise grandissant, une peur diffuse et un sentiment d’abandon.
Cela pourrait être la rumeur de la rentrée. Ou bien - si l’on osait, eu égard au contexte - une sorte de blague juive que l’on se raconte entre soi. Il en existe déjà plusieurs versions. L’une se passe à Marseille et l’autre, plus étrangement, à Saint-Mandé, localité aux portes de Paris et à deux enjambées du bois de Vincennes, prisée par une bourgeoisie qui, récemment, a socialement réussi. Mais c’est la même histoire. Un homme entre dans une agence immobilière pour s’informer du prix du mètre carré, l’agent lui répond qu’il vaut mieux attendre pour acheter, que les prix vont baisser car les juifs vont s’en aller.
De Strasbourg à Paris, parmi les juifs français, hésitant entre humour et crédulité, l’histoire court depuis peu. Réelle ou fausse, elle est un symptôme, au sortir d’un été calamiteux. On y a vu des manifestations aux dérapages violents et aux cris de haine sans précédent, terme d’une longue série aux relents d’antisémitisme de plus en plus virulent et parfois meurtrier. L’idée d’un départ, c’est vrai, hante beaucoup d’esprits. Comme une issue possible, un ultime recours. Pour se rassurer, comme à chaque moment de crise.
Argentine, Israël ou Canada
A l’automne 1980, après l’attentat de la rue Copernic, qui avait fait quatre morts et une quarantaine de blessés devant une synagogue, beaucoup avaient déjà envisagé de quitter l’Hexagone. C’était la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale que l’on s’en prenait, en France, à des juifs parce qu’ils étaient juifs.«Dans mon entourage, aucun n’est finalement parti», se souvient l’historienne Annette Wieviorka.
«Je suis né en 1939 et l’idée d’un départ, vous imaginez bien, a toujours été présente dans mon esprit», explique François (1), un septuagénaire vivant plutôt confortablement dans le VIe arrondissement de Paris. Comme pour d’autres, l’horizon de l’exil, en cet automne 2014, entre Rosh Hashana (le Nouvel An juif) et la fête de Yom Kippour (le jour du grand pardon), n’est pourtant plus vraiment une chimère. Et, comme pour lui donner corps, François évoque son éventuelle destination. Pour lui, ce ne serait pas Israël, mais l’Argentine, terre bénie de la psychanalyse et patrie d’accueil d’une importante communauté juive.
Il n’est pas le seul à agiter cette idée, parfaite jauge du sentiment de menace et de peur qui prévaut aujourd’hui. «Lors de l’anniversaire d’une amie, nous nous sommes retrouvées à quelques-unes dans la cuisine, raconte ainsi Lise, ex-militante de la gauche radicale, restée proche des milieux politiques français. Un peu sur le mode de la plaisanterie, mais pas tant que ça, on s’interrogeait les unes les autres sur le pays où l’on pourrait aller s’installer.» Ebranlée et inquiète, Lise est désormais convaincue que ses «enfants ne feront pas leur vie ici, en France, et que, peut-être, nous serons aussi obligés de les suivre».
Psychanalyste, Emmanuel Niddam, ancien militant de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) et «bobo vivant au-dessus de ses moyens» - comme il le dit de lui-même -, envisage d’acheter un appartement, un peu pour préparer ses vieux jours. «Avec mon épouse, on avait d’abord songé à Avignon, car nous avons là-bas des racines, raconte-t-il. Aujourd ’hui, on se dit pourquoi pas à Tel-Aviv, même un placard à balais, car là-bas, les prix de l’immobilier sont aussi très élevés. Parce qu’on ne sait jamais. Oui, c’est nouveau dans ma tête. Franchement, Israël, ce n’est pas trop mon terrain. Je ne voudrais pas vraiment y vivre. Mais c’est le seul pays où, même si j’arrivais à la nage, on me donnerait des papiers.» Pour lui comme pour les autres, il ne s’agit pas d’accomplir son alyah, sa «montée», soit un départ en terre d’Israël.
Climat anxiogène
Le nombre de ceux qui ont quitté cette année la France pour l’Etat hébreu a cependant explosé, frôlant, à la fin août, les 5 000 personnes, ce qui représente quasiment le double du flux habituel. Pour les moins sionistes des juifs français, il faut malgré tout prendre ce chiffre avec circonspection. «On parle toujours de ceux qui partent en Israël, mais jamais de ceux qui en reviennent», pointe la sociologue des religions Martine Cohen. Certes. D’ailleurs, Israël n’est pas la seule destination privilégiée, loin de là, par les juifs français désireux de quitter l’Hexagone. D’autres - souvent les plus aisés - choisissent les Etats-Unis ou le Canada.
Dans ce mouvement de migration, il y a aussi, bien sûr, un ensemble hétéroclite de motivations. Les questions de sécurité et de montée de l’antisémitisme ne sont pas les seuls facteurs. La crise économique en France, l’absence de perspectives de carrière, une mobilité professionnelle accrue, en particulier chez les jeunes, voire des raisons moins avouables, l’évasion fiscale par exemple… Autant d’éléments qui peuvent également expliquer la flambée des départs. Quoi qu’il en soit, la stupéfiante augmentation du nombre d’alyahs en 2014 montre bien à quel point les juifs français se posent des questions sur leur avenir dans l’Hexagone.
Troquer Avignon contre Tel-Aviv ? C’est à la fin de l’été que l’idée à germé dans l’esprit d’Emmanuel Niddam. «C’est mon assurance-vie», dit-il. Pour beaucoup de juifs français, même ceux qui s’affichent laïques, peu «communautarisés», de gauche, critiques de la politique du Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, soutenant la création d’un véritable Etat palestinien, les manifestations de juillet ont constitué une rupture, un tournant, creusant le malaise et le désarroi. «Le mot "malaise" est faible. Pour moi, c’est de la détresse,estime le psychanalyste Jean-Jacques Moscovitz. Il y a des morts, des menaces de morts, des enfants juifs qui vont à l’école gardés par la police.»
Le choc de cet été intervient alors qu’un climat très anxiogène s’est installé depuis une dizaine d’années, de l’épouvantable assassinat en 2006 du jeune Ilan Halimi par le «gang des barbares» au périple meurtrier, en 2012, de Mohamed Merah. Quelques semaines à peine avant le début de la nouvelle guerre à Gaza, la tuerie au Musée juif de Bruxelles, commise le 24 mai par Mehdi Nemmouche, jihadiste français de retour de Syrie, pointait de fait les juifs comme des cibles privilégiées. Début septembre, quelques confessions d’ex-otages révélaient d’ailleurs l’obsession antisémite de Nemmouche, largement partagée dans les milieux de l’islamisme radical.
«Juifs dehors, juifs assassins»
Attisée notamment par Dieudonné, dont l’audience effraie nombre de juifs français, la parole antisémite s’est de plus en plus libérée. Un voisin d’immeuble peut déclarer tout de go qu’il «n’aime pas les juifs» et il faut, tout en le sachant, continuer à le saluer comme si de rien n’était. Parfois, dans l’ascenseur, on découvre aussi une croix gammée qu’on demande poliment au gardien d’effacer.«J’ai grandi avec ça, explique Tom, un étudiant en médecine de 25 ans. C’est ce qui fait la différence avec les générations de mes parents et de mes grands-parents. Quand j’étais adolescent, les parents d’une jeune fille dont j’étais amoureux lui avaient interdit de me voir sous prétexte que j’étais juif. La France, il ne faut pas l’oublier, est un pays où l’antisémitisme tue.»
Indéniablement, les événements de l’été, ravivant les souvenirs des années noires, ont rendu palpable une sorte de menace collective. «Là, c’était des manifestations de masse, explique la chanteuse Talila, connue pour ses interprétations de chansons yiddish. Merah, on pouvait se dire qu’il faisait partie d’une petite bande de tueurs irresponsables.» Vivant aux abords de la gare du Nord, à Paris, elle a croisé, le 19 juillet, les manifestants qui se rendaient à Barbès. «Je remontais la rue de Maubeuge. J’ai appelé mes proches, qui m’ont dit de ne pas trop me promener avec ma maguen David, une minuscule étoile de David que je porte au cou. C’est vrai, pour la première fois de ma vie, je me suis dit qu’il ne fallait pas que je me promène avec ça, raconte-t-elle. Je croisais des types curieux et j’ai pensé qu’ils pouvaient reconnaître que j’étais juive. C’est un sentiment que je n’avais jamais eu auparavant, jamais. J’ai eu envie de pleurer. Ma première pensée a été : heureusement, mes parents sont morts. Heureusement, ils n’entendent pas ce que l’on entendait ce jour-là : "Juifs dehors ! Juifs assassins !"» Annette Wieviorka avoue, elle aussi, avoir eu peur. «Lors de la manifestation à Barbès, j’ai vu la haine du juif, une haine symbole de la haine de l’Occident», dit-elle.
«Ici, dans le Marais, j’ai entendu des petites bandes de jeunes, à peine plus âgés que des ados, qui criaient "mort aux juifs", dit pour sa part Emmanuel Niddam. Deux soirs de suite, ils ont essayé d’aller rue des Rosiers [dans le quartier juif de Paris, ndlr]. A ce moment-là, j’ai été soulagé que ma famille ne soit pas à Paris, surtout ma petite fille.»
A Strasbourg, Gabrielle Rosner, journaliste free-lance, évoque plutôt la soirée du 13 juillet, celle de la finale de la Coupe du monde de football et… des incidents qui ont eu lieu aux abords de la synagogue de la rue de la Roquette, à Paris. «Ici, nous vivons plutôt dans une bulle de tranquillité, explique-t-elle. Ce soir-là, j’ai eu un choc, oui, quand les premières images de la rue de la Roquette ont commencé à circuler. Beaucoup d’entre nous se souviendront toujours de l’endroit où ils étaient et de ce qu’ils faisaient ce soir-là, un peu comme le 11 Septembre. Même s’il y a eu des provocations de la LDJ [la Ligue de défense juive], s’attaquer à une synagogue, c’est un réflexe qui vient du fond des âges. De mon point de vue, cela a refermé la parenthèse de l’histoire d’après la Shoah.»
«Quelque chose d’impalpable»
La vie, bien sûr, continue. Comme avant, ou presque. «En France, il n’y a pas aujourd’hui d’antisémitisme d’Etat, plaide l’historienne Annette Wieviorka. Nous ne sommes pas, il faut le dire, entravés dans notre vie. Tout le monde sait que je suis juive. Je suis toujours invitée dans des colloques, j’écris un livre. A aucun moment je ne ressens d’incidences dans ma vie professionnelle. Mais oui, il y a quelque chose d’impalpable qui fait que nous prenons désormais des précautions.» Plus qu’hier, la peur se mesure à des détails. «L’un de mes fils prépare sa bar-mitsva dans une synagogue libérale, raconte un journaliste. Lorsque je vais le chercher, je lui demande d’ôter sa kippa pour marcher dans la rue.»
«Est-ce que je fais plus attention ? Pour être franc, je n’en sais rien, avoue Emmanuel Niddam. Mais je redoute la fête de Kippour. Pour n’importe quel cinglé, c’est typiquement le moment pour entreprendre quelque chose. Dans mon esprit, il y a cette idée maintenant qu’un attentat antijuif peut survenir ici tous les six mois.» «Cette année, ma mère est trop âgée pour se rendre à la synagogue à l’occasion de la fête de Kippour et je suis soulagée de ne pas avoir à l’accompagner, raconte une chercheuse en sciences humaines. Les années précédentes, j’avais déjà un peu peur, mais je savais qu’il y avait la police… Cette année, oui, c’est différent.»
Une trahison de la gauche
De ce malaise et de ce désarroi grandissants, les juifs français cherchent les causes. Beaucoup déplorent que le juif et l’Israélien soit associés sans nuances, ne laissant plus guère d’espace de dialogue avec ceux qui soutiennent la cause palestinienne. «Pour les antisémites, le juif ne peut pas apparaître au grand jour,explique Jean-Jacques Moscovitz. Cet été, l’Etat d’Israël est devenu le signe, la définition de l’existence des juifs. Tout à coup, le juif est devenu celui qui soutient Israël. La question de la Palestine y joue un rôle majeur, ouvrant sur des perspectives trop souvent erronées. C’est ça, la nouveauté de ces derniers mois. Israël est désormais la part visible du juif.»
Politiquement, cela accentue l’isolement des juifs français au sein de la société. De fait, il y a eu d’autres moments de crise, comme le rappelle Annette Wieviorka : «Ce n’est pas la première fois que nous avons peur. Mais en 1980, à la suite de l’attentat de la rue Copernic, toute la société française est descendue dans la rue. Je me souviens avoir même vu les francs-maçons défiler en tenue. Ce qui fait la différence avec ce que nous vivons aujourd’hui, c’est l’isolement des juifs français.»Lors de la profanation du cimetière juif de Carpentras, dix ans plus tard, la société civile faisait aussi entendre massivement sa réprobation. «Oui, mais pour Carpentras, c’était une affaire qui mettait en cause l’extrême droite. La majorité de la population française est fatiguée, je crois, d’être prise à témoin de quelque chose qui ne la concerne pas directement, souligne l’écrivain et journaliste Olivier Guez.Comme s’il y avait une tentation de laisser les Français d’origine juive et arabe batailler entre eux à propos de l’interminable conflit israélo-palestinien.»
La société française a longtemps eu de la sympathie pour l’Etat d’Israël. Puis le désamour s’est installé. «Le tournant, c’est 1982, explique le sociologue Michel Wieviorka. Israël envoie ses troupes jusqu’à Beyrouth lors de l’opération "Paix en Galilée". L’OLP [l’Organisation de libération de la Palestine, ndlr] est chassée du Liban et il y a les terribles massacres des camps de Sabra et Chatila [commis par les milices chrétiennes sous les yeux des soldats israéliens].» Désormais, l’opinion publique est majoritairement favorable à la cause palestinienne. Cet été, confrontés aux flambées antisémites, beaucoup de juifs français ont espéré un sursaut, attendu une solidarité. La mobilisation n’est pas venue. Parce que, et le piège est là, prendre la défense des juifs serait déjà sans doute assimilable à une défense inconditionnelle d’Israël. Pour les juifs progressistes, il y a là une véritable trahison de la gauche, embarrassée par les nouveaux visages de l’antisémitisme. Pas celui d’un Dieudonné, plus ou moins assimilable à celui de l’extrême droite, mais celui, virulent, qui apparaît dans certains milieux musulmans, au-delà même de l’islamisme radical, et qui gangrène parfois des quartiers populaires.
Un modèle républicain en crise
La gauche, elle, reproche aux juifs français de ne pas suffisamment prendre leurs distances avec la politique israélienne, voire d’entretenir eux-mêmes la confusion entre juifs et Israéliens. «A chaque fois qu’Israël intervient à Gaza, il y a des bouffées de violences ici en France», rappelle, en tempérant les polémiques, Michel Wieviorka. Selon lui, il s’agit d’abord et avant tout d’une question politique. La crise, même dans la virulence et les peurs qu’elle suscite, est celle du modèle républicain à la française, auquel il est urgent de réfléchir : «Les inquiétudes pour la sécurité physique des personnes sont réelles. Mais les inquiétudes les plus profondes, me semble-t-il, sont liées aux transformations actuelles de la société française.» «La France ne sait plus très bien qui elle est,estime pour sa part Olivier Guez. C’est quoi l’horizon pour les juifs laïques qui considèrent que leur vie est ici ? Est-ce la radicalisation d’une frange des jeunes de banlieue qui fait le jeu du Front national ? C’est un horizon bouché.»
La crise du modèle républicain croise, en fait, des problématiques aiguës pour la société française tout entière : fragilité des identités, intégration de l’islam, acculturation de cette religion au contexte européen, montée des intégrismes politico-religieux, communautarisation de larges pans de la société, (re)définition de valeurs communes… «Il faut repenser la question juive en France et en Europe», plaide Michel Wieviorka. Un défi spécifiquement français, car l’Hexagone compte les communautés juive et musulmane les plus importantes du monde occidental. La France a aussi bâti son modèle d’intégration au XVIIIe siècle pour répondre justement à la question juive. «Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus», disait, dans un discours célèbre et fondateur à la Révolution, le comte et député Stanislas de Clermont-Tonnerre. Friande de polémiques où se mêlent politique et religieux, la France est aussi à la recherche d’un nouveau modèle de laïcité.
Reste que, pour beaucoup de juifs français, il y a bel et bien une montée des périls. Pour l’heure, ce qui les rassure, c’est un discours politique, notamment celui tenu avec vigueur par le Premier ministre, Manuel Valls, qui dénonce sans faiblir l’antisémitisme et soutient la communauté juive. Mais demain ? Qu’adviendrait-il si le Front national convertissait en voix les espérances que lui donnent les sondages ? «Je me demande souvent si je ne ressemble pas à ces juifs allemands d’avant la guerre, totalement intégrés à l’Allemagne, s’interroge la chanteuse Talila. Jamais ils n’auraient pensé qu’il puisse se passer ce qui s’est passé. Ne suis-je pas aveuglée comme ils l’étaient eux-mêmes ? La France, c’est aussi celle de Pétain. Cette France-là peut-elle revenir ?»
(1) Le prénom a été modifié.
http://www.liberation.fr/societe/2014/09/26/juifs-francais-la-tentation-du-depart_1109232
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